Tár, Todd Field
Parler d’un artiste abusif sans le diaboliser, tel est le pari compliqué de Tár. Pour son troisième long-métrage, Todd Field évoque une cheffe d’orchestre à la tête de la Philharmonique de Berlin et au sommet de sa carrière, quand le suicide d’une ancienne étudiante vient tout bouleverser. Lydia Tár a beau être la première femme de l’histoire du célèbre orchestre symphonique berlinois, elle perpétue en réalité les travers de ses prédécesseurs, accordant son attention et ses faveurs aux femmes qui l’attirent, bloquant la carrière de femmes qui ne cèdent pas à ses avances. C’est un personnage détestable, comme l’illustre une douloureuse séquence, un cours pendant lequel elle humilie face à la classe entière un étudiant qui refuse de jouer du Bach et qui préfère s’intéresser à des compositeurs plus modernes et moins hétérosexuels et blancs. Une posture sans doute difficile à défendre quand on veut apprendre à diriger un orchestre, tant l’influence de Bach sur la musique est immense, néanmoins la méthode est indéniablement abusive et trahit un comportement général problématique.
Le personnage principal de Todd Field n’est pas un homme, ce qui ne change rien à l’affaire. C’est, je trouve, le point fort de Tár, qui traite son personnage principal de la même manière que s’il avait été un hétérosexuel, alors qu’il s’agit d’une lesbienne. Le pouvoir corrompt sans se soucier du sexe, pourrait-on en conclure. Ou plutôt, les prédateurs arrivent au sommet d’un domaine justement parce qu’ils écrasent tous ceux qui les entourent, et leur genre n’a rien à voir avec l’affaire. Le réalisateur, qui est aussi scénariste, raconte qu’il a écrit le rôle en pensant à Cate Blanchett et qu’il aurait annulé le film si elle l’avait refusé. En tout cas, l’actrice est indéniablement épatante dans ce rôle, parfaitement à l’aise pour incarner cette femme puissante et en apparence sympathique, qui se dévoile progressivement comme un requin qui cache tout son égoïsme et une forme de méchanceté derrière de larges sourires. Son comportement problématique est constamment mis en avant par l’intrigue, tandis que la mise en scène insiste sur son côté froid, à l’image des murs de béton nu de son impressionnante maison à Berlin. Tout est méticuleusement composé ici pour faire passer le message et en même temps, Tár n’est jamais dans la dénonciation pure. Le film reste sur une ligne assez fragile, non pas pour défendre son personnage principal, ni pour l’accabler. Le spectateur est positionné sur une ligne assez neutre, où l’humanité de la cheffe d’orchestre peut ressortir autant que sa monstruosité et c’est à chacun de se faire sa propre décision.
La séquence finale est à cet égard particulièrement révélatrice de la démarche de Todd Field. Tár se contente de montrer la situation de Lydia, qui peut toujours diriger un orchestre, certes. Elle doit aussi se contenter de le faire à l’autre bout du monde, loin de sa famille et surtout, loin des grands compositeurs prestigieux. À la place, elle en est réduite à diriger l’orchestre qui accompagne un film : pouvait-on imaginer pire fin de carrière ? Le long-métrage laisse chacun répondre à cette question et même si la réponse m’a semblé assez évidente, j’étais en même temps touché par son humanité, sans pour autant lui pardonner. Un bel équilibre.